RENCONTRE AVEC HUGO CLAUS
Écrivain de langue néerlandaise, né à Bruges en 1929, Hugo Claus est à la fois nouvelliste, romancier et poète. Plusieurs de ses romans ont été traduits en français : L'Homme aux mains vides, La Chasse au canard ; plusieurs pièces de théâtre, dont l'une Andréa ou la fiancée du matin, fut jouée à Paris en 1955, une autre, Sucre, fut créée en français au théâtre du Parc au printemps dernier; un recueil de poèmes, préfacé par Gaétan Picon, a paru au Mercure de France, en 1965 (toutes les traductions sont de Maddy Buysse).
C'est à lire Hugo Claus, notamment certaines de ses nouvelles, que me sont revenues à la mémoire tant d'images de mon enfance, tant de signes mystérieusement perçus à travers les longues nappes de brouillard qui s'étendent sur la plaine de Flandre ou à travers les énigmatiques paroles qu'échange, à la veillée, son peuple secret ; me sont revenues à la mémoire tant de morts, naturelles ou non, ces naissances inattendues, ces enfants sans père, ces mères sans époux, tant de destins surgissant dans la brume que, durant toute leur vie, ils tenteront de traverser. Mais, les brumes renaîtront du soleil même qui les aura dissipées et les destins retourneront à leur obscurité première.
C'est ainsi que la vie s'éprouve en Flandre, dans la dialectique du soleil et de l'eau, des nuages blancs et des nuages noirs, dans l'inextricable mélange de joie et de peine qui forme notre habituel matin gris.
Par ses récits, Hugo Claus nous fait participer à ces existences patientes que traverse soudain un appel plus ardent, mais, très vite, la vie reprend son cours habituel et le futur, un instant entrevu, ou le présent, à peine vécu, se transforment en passé pour renaître ensuite dans la mémoire en souvenirs, en rêves vécus ou imaginés.
Ce continuo de vies traversées d'éclairs trop fugitifs pour qu'un vrai orage éclate, Hugo Claus l'évoque par ces longs monologues intérieurs que les événements frôlent ou font rebondir, mais n'interrompent jamais. C'est une chanson douce et triste, qui se chante à l'imparfait, onvoltooid verleden tijd, ce temps qui n'en finit pas de s'accomplir car le passé, qui tout le temps mange le présent, ne cessera jamais de passer.
Le récit d'Hugo Claus est un moment de ce présent-passé, un moment d'une histoire toujours et déjà vécue et qui le sera encore et toujours.
Habituée des eaux dormantes et des ciels gris, l'âme flamande aime l'intime, le familier, le connu, le déjà là; d'où, ces retours continuels vers le passé; d'où aussi, le refus de ce qui est nouveau, inconnu, étrange. En langue flamande, le mot vreemd (étranger) donne réellement un frisson d'épouvante (vrees).
Dans la pièce de théâtre : Sucre, des ouvriers betteraviers rencontrent dans le Nord de la France, pendant la guerre, des travailleurs polonais. Toutes leurs craintes, leurs sourdes révoltes, s'expriment dans le sentiment d'éloignement qu'ils éprouvent vis-à-vis de ces étrangers, ces Polonais qui parlent une langue bizarre, qui boivent, qui chantent, mais font tout si étrangement qu'on pourrait se demander s'ils ne viennent pas d'une autre planète ! Et, pourtant, ces étrangers fascinent par leur étrangeté même : ils sont autres que nous, mais n'est-ce pas cet « être autrement » dont le Flamand rêve souvent, son regard bleu perdu dans la plaine ? Les Polonais peuvent passer des nuits entières à fêter; le Flamand, lui aussi, sait fêter (il songe à la kermesse de son village), mais, comme les Polonais chantent fort et bien ! comme leur voix exprime bien la joie, la tristesse !
« Peut-être, (dit à peu près Minne J., le mauvais jumeau, le ininus habens) peut-être que si j'avais une telle voix pour chanter, je ne serais pas si malheureux. Je sens des choses là (il se frappe la poitrine), mais je n'ai pas la voix pour les chanter; alors, ça pourrit en moi. »
Un Flamand sait mieux que d'autres est-ce habitude de se taire, ou pudeur, ou difficulté d'expression, ou tout à la fois? — il sait combien la parole intérieure, la vraie parole, la seule qu'on voudrait dire, est inexprimable. C'est pourquoi, il parle gauchement, comme de loin, et, presque toujours « à côté », essayant de se laisser, deviner par des paroles hésitantes qui sont une sorte d'approche, sorte de danse : avance et recul, sorte de pirouette-devinette où les mots apparemment les plus ordinaires expriment, pour qui peut comprendre, mille sentiments contradictoires. Mais, si l'interlocuteur ne veut ou ne peut pas comprendre, les mots retomberont, ils iront se perdre dans le brouillard qui n'est jamais bien loin et ne demande qu'à engloutir le réel.
Dans le récit Écroulement (I), Hugo Claus met en scène une femme qui tente de retenir son mari volage. Hélas ! elle ne trouvera à dire que des mots qui éloignent :
« Tu veux du café, dit-elle, avant de t'en aller ?
Cela n'allait pas, cela se déroulait mal, c'était un chemin en pente, creusé de sillons qui la faisaient trébucher, s'égarer...
(Et chaque parole maladroite qu'elle dira dans la suite ne fera qu'approfondir la distance entre elle et ce mari qui va la quitter. Elle tente de se raccrocher à des signes qui, peut-être, parleront au-delà des mots : elle évoque le signe maléfique de la stérilité.)
- Penses-tu donc que cette Alda puisse te donner encore un infant?
Il souriait.
x— C'est une traînée des rues. Il y a bien longtemps qu'elle a dû être opérée à cause de ça.
— Ce n'est pas vrai, dit-il. Elle est enceinte.
Ceci, c'est la fin. Il n'y aura plus de joie pour moi sur terre. Ceci, c'est la toute dernière atteinte !
(Et comme elle insiste encore, ne voulant pas croire à ce miracle de malheur :)
— Elle ne peut pas avoir d'enfant, je te dis qu'elle a été opérée ! Demande-le donc à Madame Anri !
- Elle sent déjà la vie, dit-il. »
Si la stérilité est un signe maléfique, la fécondité, au contraire, exprime le bonheur et, plus encore ; la justice, le bon droit, l'ordre des choses. Car, la vie est si inattendue, si incertaine, contradictoire même, qu'on ne peut porter sur elle un jugement de valeur; mais elle a ses signes, qu'il faut découvrir et interpréter.
Dans le récit : Une maison à la lisière des bois (2), une petite fille vit avec sa mère et son grand-père. Cette petite fille sent confusément ce que leur situation a de particulier, elle tâche d'en interpréter les signes :
« Mon grand-père, mort, gît dans la cuisine, immobile. Personne ne veut venir le chercher. Aucun des hommes de cette bande qui tourne autour de maman comme une meute de chiens. Ils n'ont pas fait sonner les cloches. Chez l'épicier, maman a fait savoir qu'ils pouvaient rester chez eux, au village, avec leur encens, leurs bougies, et leurs enfants de chœur. Jamais, je n'ai été assise si près de grand-père ; je pourrais, si je voulais, souffler dans son oreille velue, lui tirer le nez, lisser ses sourcils, tout faire comme à une poupée... A côté du lit, le petit cierge rouge que j'ai reçu de l'école, pour Noël. Près des morts, on met des cierges et des fleurs. Elle a épingle sur la chemise de grand-père la rose en papier qui se trouvait dans la petite corbeille d'argent. Cela lui va bien. Sent-il cette fleur de papier? Maman dit que non... J'aime dormir près de maman. Sa forte odeur, mélange de poisson, de bière et de ronces, odeur de lapin et d'étable aussi, envahit tout mon visage. »
Au signe de la mort, le grand-père extraordinairement immobile, se joint la sensation de mise à part : ce ne sera pas un enterrement comme les autres. Mais ce qui importe le plus pour la petite fille, c'est la sensation de vivre, vivre sous la protection de sa maman une maman pas comme les autres, elle non plus, mais qui a une odeur, une vraie odeur de toujours, forte et rassurante.
Car l'odeur familière est la plus sûre compagne, la plus fidèle, celle qui ressuscite les souvenirs. Souvenirs d'un temps où toutes les sensations d'odorat, de la vue, du toucher, semblaient à l'unisson du cœur.
Voici, dans la nouvelle Écroulement, le souvenir qui monte au cœur de la vieille femme vaincue et lui redonne un nouvel et fol espoir :
« Septembre. Le pays de chez nous — il est loin, ce pays-là, je ne vais plus le revoir —commence à se dépouiller. Là où il y avait des pommes de terre, s'étend à présent une terre d'un brun rougeâtre où s'allument des feux, qui pétillent et embaument. Nous y jetons des pommes de terre, ces petites pommes de terre roses que les hommes ont laissées pour nous, garçons et filles en tabliers noirs et pieds nus; nous mangeons cette chair vaporeuse, toute chaude entre les grosses croûtes noires. »
Si dans ses récits et dans son théâtre, Hugo Claus dénonce les mensonges, les faux-semblants, l'instabilité, la sottise de notre époque et aussi ces drames de toujours que sont la solitude, la vieillesse ou la mort, il le fait, me semble-t-il, en sauvant, tant pour ses héros que pour ses lecteurs (et nous lui en sommes reconnaissants), ce petit coin de rêve qui permet de vivre — ou de survivre.
Dans ses poèmes, Hugo Claus est sans pitié : en un langage dur, tendu, heurté, mais où chante comme un long regret, il mène jusqu'au bout sa quête de vérité, il crie sa colère devant les mystifications du passé et son désarroi devant un présent arraché à ses absolus.
Hugo Claus sent et exprime son temps, notre temps ; il tire ses images d'un certain lieu, sa terre d'origine qui, retrouvée après de longs et lointains voyages, s'est emparée de lui très profondément. Cette terre, c'est aussi la nôtre, le pays que traverse et détermine l'Escaut ou, mieux, Schelde ; mot dont toute voyelle colorée est absente, mot qui évoque le lent écoulement de l'eau sombre, la plaine qu'il inonde souvent et embue toujours, le ciel gris qui le reflète et le prolonge ; le ciel bleu, les signes de couleur y sont rares et toujours fugitifs, ils passent, comme le temps, comme les instants de bonheur...
Voici comment sont évoqués, dans un poème, cette fois, les souvenirs des feux de fanes de pommes de terre qui, dans la nouvelle Écroulement, faisaient rêver la vieille femme :
La voix s'épuise dans uti monde empoisonné.
Ecoutez-la tinter, l'âme fendue.
(Vous en souvient-il des pommes de terre cuites dans les fanes, au champ,
et nous, qui dansions, pieds nus, et, le soir, nous hâtions vers la maison ?
Car ce temps-là connaissait encpre les veillées douces,
qu'une mère nourrissait de pain noir et de récits.)
Cette voix-là, nous ne pourrons plus l'entendre :
elle s'est empêtrée dans les fanes
et voici que toute la plaine se gonfle de moisissure.
(Vous en souvient-il des trains qui secouaient nos lits, vous en souvient-il ?)
J'extirpe les jours,
j'arrache les mots,
un à un,
mais je trébuche,
et je n'atteins plus les rives de ce pays d'enfance (3).
Le pays de mon enfance à moi, Hugo Claus vient de me le rendre. Pour moi aussi, la lumière douce et pure de septembre, la noble odeur des feux et l'ombre d'une grand-mère impatiente qui fouillait les cendres de son bâton, sont signe de paradis (paradis perdu ou, peut-être, annoncé?)
De cette enfance du monde, nous avons gardé l'insatiable nostalgie que, pour nous bercer, les poètes chantent.
(Août 1965). Marie DENIS.
(I) Du recueil de nouvelles : De Zwarte Keizer.
(2) Du recueil de nouvelles : De Zwarte Keizer.
(3) D'après le poème Spreken, dans le recueil Een geverfde ruiter.