Archives du Théâtre 140


Le 'Sankaï Juku' au 140: violence et beauté des corps



Le Soir

14-5-1982

Le « Sankaï Juku » au 140 : violence et beauté des corps

Sankaï Juku! Qui ignore le japonais songerait peut-être à un beau fruit vénéneux en entendant prononcer le nom de la troupe que Jo Dekmine a eu la bonne idée de faire revenir au Théâtre 140, après un trop bref passage il y a deux ans…

Pureté, perversion, dérision et envoi rituel se touchent tout au long de la performance étonnante de ces cinq acteurs-danseurs japonais : avec « Le Rêve du garçon au crâne rasé », ils nous donnent à découvrir l'esthétique fascinante du « butoh ».

Si le théâtre est cérémonie et voyage aux enfers, s'il doit, à la fois, réveiller quelques grands archétypes enfouis — interdits — et nous clore la bouche quand nous voulons, trop vite, les jeter en pâture aux autres, alors le spectacle du Sankaï Juku est un véritable prodige de beauté et de désobéissance aux normes. Désobéissance qui vaut au groupe d'être peu connu au Japon : apprécié par les universitaires, friands de Lautréamont ou de Genet par exemple, n'a-t-il pas été pas obligé, pour survivre, de se produire dans des nights clubs des quartiers chauds de Tokyo?

Selon Amagatsu qui a conçu le spectacle, « le Japonais a toujours besoin de références; quand il voit du théâtre nô ou du kabuki, il croit savoir à quoi il a affaire. Mais en réalité, il ne comprend plus bien le sens profond des traditions, du rituel. » Les théâtres européens, par contre, s'arrachent le spectacle et il faut savoir gré à Jo Dekmine de l'avoir fait déjà venir en Belgique bien avant que les Parisiens ne crient à la découverte!

L'esthétique pratiquée par les Sankaï Juku — le butoh — trouve son origine dans le mouvement contestataire des années 60 : le Japon, ruiné par la guerre, s'est lancé dans une course effrénée à la production et à la consommation. La culture commerciale américaine s'est infiltrée partout. Si les traditions raffinées survivent, c'est fossilisées dans les musées. Le butoh, lui, veut renouer avec la spiritualité, mais en y injectant la provocation.

Goût pour la perfection, la lenteur, les gestes saccadés ou crispés, les hanchements psalmodiés, appuyés par des musiques traversées d'influences multiples. Goût pour le paroxysme jusque dans l'immobilité, la violence maîtrisée. Attirance pour cette zone neutre qui n'est ni la vie ni la mort, zone de transformation où le corps et l'esprit voyagent dans l'imaginaire: « Lorsqu'un cercle est tracé — le cercle rouge omniprésent au spectacle — le

point de départ se confond avec arrivée. Et pourtant, à l'origine, il y avait deux points distincts. » Enigmatique Amagatsu...

Au pays du soleil levant, un garçon au crâne rasé regarde trop longtemps le ciel et se met à dévorer le sable. Rire — ricanement? — de l'homme-enfant; illusion du dompteur de paon bien vite maîtrisé par l'animal; vision grandiose d'un homme pendu par les pieds à un triangle rouge — image omniprésente d'ange déchu dans ce spectacle aux sept tableaux —; les acteurs du Sankaï Juku ont osé renouer avec une beauté tragique et étrange, faite de grâce et de disgrâce — à laquelle les peintres et sculpteurs sont bien plus nombreux à toucher. Ici, la « matière » est vivante. Le choc n'en est que plus fulgurant.

MICHÈLE JACOBS.

Prévu initialement jusqu'au 15, le spectacle du Sankaï Juku se prolongera les 17, 18 et 19 mai, toujours au Théâtre 140.

Auteur Michèle Jacobs

Publication Le Soir

Performance(s) Le Rêve du garçon au crâne rasé

Date(s) du 1982-05-11 au 1982-05-19

Artiste(s) Sankaï Juku

Compagnie / Organisation